Souveraineté étatique face aux géants du numérique, avec Aude Géry
RFI
16 décembre 2025
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Quelle est la place de la souveraineté numérique des Etats aux géants de la Tech ? Comment défendre ses intérêts, ses valeurs contre de tel adversaires ? Le groupe des 27 pays membres des l’UE a-t-il plus de chance de s’en sortir ? Pour nous permettre d’y voir plus clair Aude Géry, spécialiste du droit et du numérique et chercheuse associée Géode, était invitée dans l’émission de Sophie Malibeaux Les dessous de l’infox sur RFI dans le cadre du partenariat RFI-GEODE.
Une souveraineté mise à l’épreuve du numérique
Repartant de la définition classique de la souveraineté, l’État ne reconnaît aucun autre pouvoir supérieur , Aude Géry souligne que le numérique modifie profondément la notion de territoire, sans pour autant entraîner une « perte » de souveraineté juridique. Selon elle, les États font face à une concurrence de fait, mais non de droit.
Même des puissances dotées de leurs propres industries numériques, comme les États-Unis ou la Chine, se trouvent confrontées à des limites. Les États-Unis ont dû modifier leur législation pour accéder à des données stockées à l’étranger, illustrant les tensions entre juridictions et l’enjeu de l’extraterritorialité.
L’Europe ne serait pas “sauvée” par une Big Tech européenne
Face à ces tensions juridiques et aux limites des réglementations actuelles, une question émerge naturellement : l’Europe serait-elle mieux protégée si elle possédait ses propres géants du numérique ?
Aude Géry nuance cette affirmation. Oui cela aide, mais ça n’est pas une solution résolvant tous les problèmes. L’exemple américain démontre que posséder l’industrie ne garantit pas la capacité d’agir. Les entreprises, même nationales, restent soumises à des normes multiples, parfois contradictoires.
L’accès aux données des plateformes par les chercheurs : un défi
La Commission européenne a accusé TikTok et Meta de restreindre l’accès aux données des plateformes, pourtant obligatoire au titre du DSA.
Le cadre juridique organisant l’accès aux données non publiques vient d’ailleurs d’être publié. Face à la Commission, TikTok invoque une contradiction entre différentes réglementations européennes.
Aude Géry reconnaît qu’une intensification rapide de la régulation peut créer des frictions voire être compliqué, mais rappelle que les plateformes doivent mettre en place les moyens nécessaires pour respecter l’ensemble de leurs obligations.
En France, les chercheurs doivent être agréés par l’ARCOM, tout en respectant le DSA et le RGPD. Entendre TikTok invoquer la protection des données « peut faire sourire », mais si cela les pousse à promouvoir le RGPD, « tant mieux ».
L’exemple australien : un État peut encore agir
L’exemple australien illustre la capacité d’un État à imposer des exigences fortes : Meta a été contrainte de bannir les mineurs de moins de 16 ans de ses plateformes. Même si la mise en œuvre reste encore floue, cet épisode montre qu’un acteur étatique peut exercer sa souveraineté. Fait intéressant, Instagram a lui-même sollicité l’Union européenne (UE) pour clarifier la situation. Pour Aude Géry, cette démarche s’explique par deux raisons : d’une part, l’enjeu réputationnel, les plateformes étant régulièrement critiquées pour leur protection des mineurs ; d’autre part, le besoin de sécurité juridique, essentiel pour des entreprises opérant à l’échelle mondiale.
Cependant, elle rappelle que dans le cas de l’UE, ce n’est pas un mais 27 États membres qui doivent se mettre d’accord. « Les États membres seuls ne sont pas suffisamment puissants pour s’opposer et mener un véritable bras de fer avec ces acteurs ou avec les États qui les soutiennent. À 27, nous sommes plus forts. »
La diplomatie de la Tech
Selon Aude Géry, « la diplomatie de la Tech n’a jamais été facile ». Ce n’est qu’au tournant des années 2013-2015, avec les attentats en Europe, qu’une prise de conscience est apparue : il fallait coopérer et dialoguer avec ces acteurs privés. Cependant, elle insiste sur le fait que les visions des États et celles des entreprises de la Silicon Valley diffèrent profondément, tant dans leurs objectifs que dans leur conception de la liberté d’expression, en raison d’histoires et de cultures distinctes.
Sous la présidence de Donald Trump, la coopération s’est encore davantage tendue : « ces plateformes s’appuyaient sur une diplomatie offensive et résolument anti-régulation du numérique ». Aude Géry souligne à ce propos que la célèbre photographie de Trump entouré des dirigeants de la Big Tech « visait à frapper les esprits : elle donnait à voir une image de soumission totale ». Loin d’être anodin, ce geste revêt une forte portée symbolique : il traduit une tentative de réaffirmation de l’autorité des chefs d’État sur les acteurs privés, alors même que ceux-ci exercent, depuis l’origine, un pouvoir considérable sur les États.
Face à ces défis, on peut se demander si les Européens sauront assumer pleinement leur puissance normative. Aude Géry tempère : « À chaque événement, on espère que cela fera bouger les Européens, mais quand on regarde où nous en sommes aujourd’hui, je ne suis pas sûre que ce soit vraiment le cas ». Pour elle, la question n’est pas tant de savoir si l’UE va exercer sa puissance normative, car elle l’exerce déjà, mais plutôt de savoir si elle saura la maintenir dans la durée, et si elle défendra réellement les valeurs portées par ses législations européennes.
>> Ecouter l’émission ici ! <<
Cet échange s’inscrit dans le prolongement de l’article publié par Aude Géry en mai 2025. Dans cette contribution parue dans la Revue trimestrielle de droit européen, intitulée « La souveraineté numérique face aux géants du numérique à l’aune des compétences de l’État », l’autrice propose une analyse approfondie des enjeux contemporains de la souveraineté numérique
